Alice Wairimu Nderitu

L’histoire d’Alice

Ayant grandi dans une région rurale du Kenya, Alice Wairimu Nderitu avait l’habitude de grimper dans un grand arbre pour épier. Sous cet arbre, un groupe d’aînés se réunissait pour débattre de justice à propos d’enjeux qui concernaient la communauté. Sur sa branche, où elle les regardait atteindre un consensus, elle a décidé qu’un jour elle ferait partie des aînés qui promeuvent la paix dans sa communauté. Cependant, tous ces aînés étaient des hommes et on lui a dit que les négociations de paix n’étaient pas une affaire de femme.

Des dizaines d’années plus tard, en 2010, en tant que commissaire de la Commission nationale de cohésion et d’intégration, Alice s’est assise à la table des négociations avec 100 aînés de dix communautés ethniques qui n’avaient jamais négocié la paix entre eux. Seulement une année et demie plus tôt, en 2007-2008, la violence avait éclaté dans la vallée du Rift au Kenya après l’annonce des résultats d’une élection entachée de fraude. Cette élection avait déterré des griefs historiques concernant le territoire et des tensions ethniques profondément enracinées. Lorsque la violence postélectorale s’est apaisée, plus de 1 300 Kényans avaient été tués et 600 000 personnes avaient été déplacées. En 2010, avec un référendum constitutionnel à l’horizon, les tensions se sont accrues. La région allait-elle à nouveau être déchirée par des conflits ethniques ou allait-elle s’unir dans la paix? C’est là qu’Alice a entamé un processus de paix de 16 mois. Seule femme à la table des négociations, elle a dirigé les aînés dans un dialogue qui a débouché sur les premières élections pacifiques de la région en 20 ans.

Alice est une infatigable artisane de la paix, médiatrice de conflit et défenseure de l’égalité entre les sexes qui croit que les différences peuvent être des forces et non des faiblesses. Elle encourage une grande diversité de personnes ayant différentes identités à participer dans le processus de paix et à se sentir valorisées. Par exemple, à Jos, au Nigeria, Alice a dirigé un dialogue entre neuf communautés ethniques et a été la première à intégrer les femmes à tous les échelons du processus de paix. Au sud du Kaduna, au Nigeria, elle a agi à titre de médiatrice lors d’un conflit armé entre 29 communautés ethniques, insistant avec succès pour que les femmes et les jeunes soient inclus dans le processus. Le résultat fut la Déclaration de paix de Kafanchan, signée par deux gouverneurs d’État en 2016. C’était la première fois qu’une femme jouait ce rôle au Nigeria. Dans le sud de l’état de Plateau, au Nigeria, elle est la médiatrice en chef d’un dialogue inclusif entre 46 communautés ethniques, qui sont chacune représentées par six personnes de milieux différents.

Alice a travaillé pour promouvoir le pluralisme à toutes les étapes de la médiation et de la prévention du conflit, et ce, non seulement dans l’intérêt de ceux qui ont été exclus historiquement, mais également parce qu’elle sait que la multiplicité des voix qui se rencontrent dans un dialogue respectueux est la seule manière de garantir la paix à long terme. Pour perpétuer le respect de la diversité, elle a développé un programme d’éducation à la paix et forme d’autres femmes médiatrices.

Lorsqu’elle était une enfant qui écoutait les autres, perchée dans un arbre, Alice s’est fait dire qu’elle ne pourrait pas travailler comme artisane de la paix. Aujourd’hui, elle est une éminente médiatrice et elle négocie la paix d’un bout à l’autre de l’Afrique. Elle a prouvé à maintes reprises que les femmes peuvent absolument contribuer aux négociations de paix et qu’en fait, la paix durable requiert la participation de tous les membres de la société.

Leyner Palacios Asprilla

L’histoire de Leyner

Le Chocó est un des départements les plus précaires de la Colombie. Situé au nord-ouest du pays, il est habité principalement par des Afro-Colombiens et des Amérindiens Emberá, lesquels font partie des communautés les plus marginalisées et exclues du pays. L’isolement de la région et le manque de soutien gouvernemental expliquent les décennies de violence et d’exploitation perpétrées par la guérilla et les forces paramilitaires. Les communautés du Chocó ont vu plus de 15 000 morts en 52 ans de conflit interne en Colombie.

La municipalité de Bojayá, dans le Chocó, a subi une violence constante de la part des deux côtés. Au printemps 2002, les citoyens de Bojayá se sont retrouvés pris au milieu d’une lutte entre le groupe paramilitaire des Forces unies d’autodéfense en Colombie (AUC) et le groupe guérillero des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).

Des membres de la communauté, les Nations Unies et le bureau de l’ombudsman de la Colombie avaient prévenu le gouvernement des dangers qu’un combat représenterait pour les civils dans la zone. Le matin du 2 mai, alors que des membres de la communauté se mettaient à l’abri dans une église, l’AUC est entrée dans une école adjacente, utilisant les résidents comme bouclier humain. S’ensuivit la plus brutale attaque en 52 ans de conflit colombien. Les FARC ont bombardé l’église, tuant 79 personnes, dont 48 bébés et enfants. Un des survivants de cette attaque fut Leyner Palacios Asprilla. Lorsqu’il est sorti des décombres, il a découvert que 32 membres de sa famille avaient été tués.

Plus d’une décennie plus tard, en 2014, Leyner a cofondé le Comité des droits des victimes de Bojayá qui représente 11 000 victimes du conflit colombien. Pendant des siècles, en raison de leur pauvreté et de leur isolement, les communautés de la municipalité de Bojayá n’ont jamais pu se faire entendre. Chaque communauté agissait indépendamment, se représentant seule devant le gouvernement, les FARC ou les organisations internationales. Parce que les communautés afro-colombiennes et Emberá étaient distinctes culturellement et linguistiquement, elles se méfiaient souvent les unes des autres. Toutefois, Leyner a compris que si plusieurs voix s’élevaient ensemble, elles seraient plus fortes que si chacune d’entre elles luttait seule pour se faire entendre. Il a uni toutes les communautés dans l’objectif commun d’arrêter la violence et de se battre pour leurs droits fondamentaux. Il a organisé des assemblés avec des représentants de chaque communauté de Bojayá, incluant les plus éloignées, et a encouragé chaque communauté à intégrer une représentante féminine. Aujourd’hui, ces communautés ont créé une voix collective qui amène leurs demandes de respect des droits de la personne aux plus hautes instances gouvernementales du pays et dans le monde entier.

En raison de sa lutte pour la justice sociale, Leyner a été invité à représenter les victimes du massacre de Bojayá lors des négociations de paix entre les forces de la guérilla et le gouvernement. Pour son rôle dans ce processus, il a été mis en candidature pour le Prix Nobel de la paix de 2016. Un autre résultat fut que les FARC ont publiquement reconnu leur rôle dans la tragédie de 2002 en plus de demander pardon lors d’une cérémonie privée organisée à Bojayá.

En rassemblant les communautés dans la lutte pour la justice sociale, Leyner a compris dans quelle mesure l’union de plusieurs voix diversifiées pouvait être puissante. Aujourd’hui, il continue de demander à la Colombie d’embrasser la diversité en respectant les droits de tous ses citoyens et particulièrement des plus marginalisés.

The “Learning History that is not yet History” Team

« C’est très important pour notre équipe de recevoir une reconnaissance internationale pour le travail qu’elle fait depuis plus de 16 ans avec un appui minimal. Pour les enseignants, il est très difficile de composer, en classe, avec le caractère délicat de l’histoire des guerres yougoslaves des années 1990. Nous sommes personnellement liés à sujet et plusieurs d’entre nous, y compris des membres de cette équipe, ne l’ont pas abordé pendant des décennies. Il est maintenant temps de parler du passé de façon responsable et d’enseigner les conflits de 1990 afin de bâtir un avenir empreint de compréhension mutuelle, de paix et de réconciliation. »

Bojana Dujkovic, représentante de l’équipe « Apprendre l’histoire qui ne fait pas encore partie de l’histoire »

L’histoire de l’équipe

Un groupe d’étudiants s’approche d’une photo représentant un soldat bosniaque durant les conflits de 1990. Un autre groupe étudie une photo de personnes qui marchent dans les rues jonchées de décombres à Vukovar, en Croatie, en 1991. On leur demande : « Que voyez-vous? Comment vous sentez-vous devant cette photo? Selon vous, qu’est-ce que le photographe essaie de vous montrer? » Parler d’une photo peut sembler être un exercice d’apprentissage simple, mais dans les pays de l’ex-Yougoslavie, il s’agit d’un exercice fort complexe.

Dans les écoles, les guerres sont soit ignorées, soit enseignées de façon simpliste et unidimensionnelle, ce qui empêche les apprenants d’éprouver de la compassion envers autrui ou d’autres groupes ethniques. Un groupe de spécialistes de l’histoire et de l’éducation provenant d’un bout à l’autre des Balkans occidentaux veulent changer cela. En 2003, ils ont formé un réseau régional unique qui depuis, s’est agrandi pour inclure des membres de la Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, du Monténégro, de la Serbie, de la Macédoine, du Kosovo et de la Slovénie. Les enseignants viennent de différents contextes culturels, ethniques, professionnels et religieux. Ayant fait l’expérience des conflits de 1990 dans leur pays, ils ont écarté leurs préjugés personnels pour se réunir et promouvoir un enseignement responsable du passé.

Reconnaissant le danger que les récits simplistes et nationalistes représentent pour la paix sociale, ces spécialistes ont décidé de proposer une approche alternative. Ils croient que les enseignants et les étudiants doivent entrer en contact avec de multiples perspectives sur les guerres et se faire encourager à exercer leur esprit critique et leur empathie face à l’histoire.

En 2016, le réseau d’historiens et d’enseignants de la Bosnie-Herzégovine, de la Croatie, du Monténégro et de la Serbie s’est associé à l’Association européenne des enseignants d’histoire (EUROCLIO) et a lancé un projet qui a ensuite donné un nom à l’équipe : « Apprendre l’histoire qui ne fait pas encore partie de l’histoire » (LHH).

Conscient que les enseignants se sentent souvent mal outillés et non soutenus pour enseigner ces sujets délicats d’un point de vue allant à l’encontre d’un récit dominant et ethnocentrique, l’équipe LHH a créé une base de données de ressources gratuites. Ces livres, articles, vidéos et photos soutiennent et motivent les enseignants à enseigner les guerres de 1990 selon de multiples points de vue sans victimiser ou blâmer les autres. Au lieu de présenter une interprétation précise des événements, l’équipe LHH se concentre sur la vie quotidienne des personnes impliquées dans les conflits pour favoriser le sentiment d’une expérience commune.

Avec le partenariat et la collaboration des membres de l’équipe LHH, pour la première fois, des enseignants d’histoire en provenance de pays frappés par les guerres de 1990 ont révisé les ressources pédagogiques accessibles sur le sujet. Les résultats de leur projet – une base de données, du matériel pédagogique et des séances de formation pour enseignants – sont la seule approche objective proposée pour apprendre et enseigner l’histoire des récentes guerres.

L’équipe LHH donne aux étudiants et aux enseignants les outils pour lutter contre le type de division et d’étroitesse d’esprit qui pourraient entraîner de nouveaux conflits. En stimulant les discussions, la réflexion et la reconnaissance d’une expérience commune, l’équipe LHH utilise l’histoire en tant qu’outil puissant pour établir un pays durable dans sa région.

Les conflits qui se sont déroulés dans l’ex-Yougoslavie dans les années 1990 continuent d’avoir un profond impact sur la vie des gens. Les relations entre différents pays et groupes ethniques sont délicates et les guerres demeurent un sujet controversé. Les différents pays des Balkans occidentaux se souviennent des années 1990 de façons divergentes et souvent contradictoires. Les efforts pour faire face au passé ont été très lents et unilatéraux. Les guerres n’étaient pas enseignées dans les écoles jusqu’à récemment. Certaines interprétations de l’histoire sont promues par les élites politiques comme étant le récit « officiel », lequel est ensuite utilisé pour redéfinir les identités ethniques et politiques de manière à marginaliser et à exclure certains groupes tout en amplifiant le nationalisme. Ce récit se perpétue dans le système d’éducation.

Community Building Mitrovica

L’histoire de l’équipe

Dans le nord du Kosovo, la rivière Ibar sépare la ville de Mitrovica en deux. Le groupe ethnique des Albanais vit au sud de la ville et le groupe ethnique des Serbes vit au nord. Même si un pont relie les deux côtés, il est devenu un emblème de conflit plutôt qu’un moyen de ralliement. Le pont est gardé par des forces internationales lourdement armées et la circulation automobile est bloquée par des amas de béton. Peu de piétons se risquent à le traverser, et certains jeunes à Mitrovica n’ont jamais rencontré d’habitant de l’autre rive de l’Ibar. Dans un contexte de peur, de méfiance et de division, Community Building Mitrovica (CBM) travaille pour rebâtir les liens communautaires, faciliter le dialogue interethnique et promouvoir l’intégration sociale.

CBM est la première organisation civile populaire établie à Mitrovica après la guerre du Kosovo de 1998 – 1999. Après son inauguration en 2001, CBM a facilité le premier contact entre les deux groupes de la ville et est un leader de la coopération interethnique dans la région depuis ce jour. La majeure partie du travail de CBM consiste à offrir des espaces sécuritaires pour les résidents de Mitrovica, tant les Serbes que les Albanais, afin qu’ils entrent en contact et établissent des liens fondés sur un intérêt ou un besoin commun.

Les activités de l’organisation ont souvent débouché sur des initiatives durables qui se sont poursuivies des années après la fin d’un projet. Par exemple, le réseau multiethnique Women in Business, qui soutient des entrepreneuses; la Mitrovica Women Association for Human Rights, qui promeut activement la participation des femmes en consolidation de la paix; et la Mitrovica Rock School, qui, en clin d’œil à l’histoire de la ville comme plaque tournante de la musique rock, réunit des jeunes serbes, albanais, macédoniens et roms pour jouer de la musique. CBM travaille actuellement avec l’Université de Pristina, un établissement d’éducation public au Kosovo, pour établir un programme des maîtres en consolidation de la paix et en justice transitionnelle.

CBM est allé au-delà de son mandat pour mettre diverses communautés en contact, faisant tout ce qu’il peut pour donner du pouvoir aux membres des communautés en tant que participants actifs dans les processus décisionnels sur les projets et interventions communautaires. L’organisation est devenue une source d’information fiable pour les organismes internationaux et locaux travaillant dans les domaines de la consolidation de la paix, des droits de la personne, du développement économique et de la cohésion sociale. En passant des années à renforcer la confiance des communautés des deux rives de l’Ibar, CBM a changé la mentalité de milliers de citoyens et contribué de façon tangible à faire avancer le pluralisme à Mitrovica et d’un bout à l’autre du Kosovo.

Après la guerre du Kosovo (1998 – 1999), les Serbes se sont déplacés du sud au nord du pays alors que les Albanais sont passés du nord au sud. Cette division a trouvé des échos à Mitrovica, qui demeure le point chaud des tensions ethniques au Kosovo. Les interactions entre les communautés étaient limitées, sauf lorsqu’elles débouchaient sur des conflits violents et parfois mortels. Aujourd’hui, les tensions entre les deux groupes demeurent élevées. Les émeutes d’octobre 2021 ont ravivé la peur d’une intensification de la violence à Mitrovica.

Lea Baroudi

L’histoire de Lea

En 2015, de jeunes Libanais issus des deux camps d’un conflit vieux de plusieurs décennies se sont réunis pour monter une pièce de théâtre. Amour et guerre sur un toit : un conte tripolitain est une comédie inspirée de leur vie dans la ville de Tripoli, dans le nord du pays. Au début, les jeunes arrivaient armés aux répétitions. Ils devaient laisser leurs couteaux et leurs armes à feu dans un sac à ordures déposé à la porte d’entrée. Après des mois de répétitions, ils sont passés du statut d’ennemis à celui d’amis et se sont produits à guichets fermés dans tout le Liban. Lors de la dernière représentation, l’un des acteurs a pris un autoportrait avec les autres membres de la troupe. Derrière eux, un public hétéroclite les ovationne. Au centre se trouve Lea Baroudi. 

Lea Baroudi est médiatrice de paix et cofondatrice et directrice de MARCH, une organisation à but non lucratif qui utilise l’art, la culture et l’entreprise sociale pour favoriser la réconciliation et le dialogue entre des groupes opposés au Liban. 

À Tripoli, le quartier majoritairement sunnite de Bab al-Tabbaneh et le quartier à majorité alaouite de Jabal Mohsen sont séparés par une seule rue. Autrefois symbole de la prospérité de la ville, la rue de Syrie est devenue une ligne de démarcation lors de la guerre civile libanaise (1975-1990) et a servi de ligne de front dans un conflit vieux de plusieurs générations entre ces deux communautés. Entre 2008 et 2014, des violences ont éclaté à plusieurs reprises, faisant des centaines de morts et des milliers de déplacés, et détruisant les infrastructures de la ville. Lorsque la guerre a éclaté dans la Syrie voisine en 2011, les hostilités se sont intensifiées et les quartiers de Tripoli sont devenus le théâtre de batailles par procuration. Les fusillades ont cessé en 2014, mais la crise économique et les profondes divisions sectaires persistent.  

En travaillant avec les jeunes pour la pièce de théâtre, Lea Baroudi a constaté que le conflit sectaire était principalement causé par l’extrême pauvreté et la marginalisation. Les jeunes n’avaient pas d’espaces communautaires ni de moyens de gagner un revenu hormis le combat. En réponse, elle a ouvert un café culturel sur les anciennes lignes de front du conflit. Plus qu’un café, Kahwetna est le premier espace permettant aux membres des deux quartiers de collaborer à des projets créatifs et d’accéder à des possibilités économiques. MARCH a également créé deux entreprises sociales : Kanyamakan Designs, qui enseigne la fabrication de meubles, la broderie et la peinture sur bois, et l’initiative de construction BEDCO, qui fait participer les jeunes à la restauration de maisons et d’entreprises endommagées par le conflit.  

Pour son courage et son engagement à instaurer la confiance entre les communautés en guerre, Lea Baroudi a reçu de nombreuses distinctions, dont le titre de membre honoraire de l’Ordre de l’Empire britannique décerné par Sa Majesté la reine Élisabeth II. Pour Mme Baroudi, cependant, la plus grande récompense est d’assister à des transformations personnelles : voir des porteurs d’armes devenir des acteurs, des artistes et des charpentiers, ou de jeunes décrocheurs scolaires devenir des leaders de la réconciliation.

Build Up

L’histoire de Build Up

Imaginez qu’une organisation de consolidation de la paix en Jordanie veuille comprendre comment la polarisation autour de la religion et de la tradition se manifeste sur les médias sociaux dans son pays. Les normes religieuses et traditionnelles influencent-elles la manière dont les gens s’expriment? Quels sont les termes utilisés et par qui? Pour trouver des réponses, l’organisation se tourne vers Phoenix, un outil d’analyse des médias sociaux en libre accès créé par l’organisation à but non lucratif Build Up. 

Phoenix recueille des données provenant d’une centaine de pages Facebook et de comptes Twitter. Il organise les données, les rend anonymes, les classe et les étiquette de différentes façons. Par exemple, qui est à l’origine de la publication? Un chef religieux? Un influenceur sur les médias sociaux? Une organisation gouvernementale? Phoenix classe ensuite les données dans des graphiques en fonction de l’engagement, du sentiment et du réseau. Cela permet de repérer des tendances. Grâce à Phoenix, l’organisation jordanienne de consolidation de la paix a désormais une meilleure compréhension des conversations sur les médias sociaux concernant la religion et les traditions et, surtout, des possibilités d’intervention.  

Phoenix est l’un des nombreux outils créés par Build Up, un réseau mondial d’innovateurs qui utilisent la technologie au service de la paix. 

La polarisation est l’un des problèmes les plus urgents dans le monde, et l’espace numérique en est un élément clé. Les médias sociaux peuvent alimenter l’animosité entre les groupes politiques. Les algorithmes favorisent les contenus clivants qui attisent les émotions et stimulent l’engagement. Si l’on ajoute à cela la désinformation et le microciblage, c’est-à-dire la personnalisation en fonction des données, on obtient des réalités virtuelles différentes pour chaque individu. Il est donc beaucoup plus difficile pour les différents groupes de trouver un terrain d’entente. 

Build Up se concentre sur les interventions de consolidation de la paix axées sur la lutte contre les discours haineux et la polarisation en exploitant les technologies pour favoriser le dialogue inclusif et la cohésion sociale. Elle s’associe à des organisations du monde entier pour concevoir et mettre en œuvre des solutions technologiques innovantes aux conflits. Le travail de Build Up est vaste, allant de l’aide apportée à une commission électorale dans la région somalienne pour créer un robot WhatsApp afin d’offrir une formation à l’électorat dans les communautés éloignées, au soutien apporté aux organisations locales de consolidation de la paix pour amplifier les voix des jeunes et des groupes ethniques et religieux marginalisés. D’autres exemples incluent des jeux en ligne qui remettent en question les stéréotypes chez les jeunes Syriens, un robot conversationnel qui lutte contre la désinformation en ligne au Myanmar, et des consultations numériques avec des femmes au Yémen pour comprendre les dimensions sexospécifiques de la guerre. 

Si les technologies numériques peuvent constituer une menace pour le pluralisme, Build Up a montré qu’une utilisation innovante de ces mêmes technologies peut créer d’innombrables possibilités en matière de relation, de collaboration et d’inclusion dans le monde entier. 

Esther Omam

« Ce prix est une confirmation de la valeur du concept voulant qu’on ne laisse personne de côté. Que l’humanité, plus que jamais, doit toujours passer en premier. Que notre diversité est notre lien et que, grâce au pluralisme, chacun peut s’exprimer. Ce prix symbolise toutes les raisons pour lesquelles je me bats en tant que femme, artisane de la paix et leader au Cameroun, un pays dans lequel l’acceptation de notre diversité et de notre pluralité peut être une solution à notre situation difficile »

Esther Omam

L’histoire d’Esther

Des artisanes de la paix, des autorités locales, des résidents et des personnes déplacées à l’intérieur (PDI) du pays qui ont fui leur domicile dans le cadre de la crise anglophone au Cameroun s’assoient à des tables disposées en cercle. Dans un village de la région du sud-ouest du Cameroun, l’organisation non gouvernementale d’Esther Omam, Reach Out Cameroon, a réuni ces participants pour relever les différents défis auxquels ils sont confrontés. Ils discutent des tensions entre les résidents des communautés d’accueil et les PDI, des femmes et des filles contraintes à des mariages précoces, et de l’aide apportée aux membres les plus vulnérables de la communauté. Esther écoute attentivement les participants avant de les aider à définir les étapes à suivre pour faire part de leurs préoccupations au chef. Le dialogue dure des heures et s’accompagne d’une distribution de vêtements donnés et d’une visite de la clinique ophtalmologique mobile de Reach Out. Cette initiative est l’une des nombreuses façons dont Esther, artisane de la paix, médiatrice et défenseuse des droits de la personne primée, favorise une culture de la paix au Cameroun. 

La crise anglophone a débuté en 2016 lorsque la minorité anglophone du Cameroun a commencé à se plaindre de la marginalisation dont elle faisait l’objet dans le pays majoritairement francophone. Depuis 2017, le pays a connu une escalade de la violence entre les forces gouvernementales et les groupes armés non étatiques qui réclament la sécession des régions anglophones du nord-ouest et du sud-ouest de la République du Cameroun. La guerre civile a coûté la vie à plus de 6 000 personnes, entraîné le déplacement interne de plus d’un million de personnes et laissé 4,7 millions de personnes dans le besoin d’une aide humanitaire. 

Esther Omam a fondé Reach Out Cameroon en 1996 pour soutenir les populations vulnérables dans les communautés mal desservies pendant l’épidémie de VIH. En réponse à la crise anglophone, elle s’est concentrée sur l’intégration de programmes humanitaires. À ce jour, l’organisation a desservi plus de 1 700 000 personnes dans des centaines de communautés isolées, dont certaines n’ont encore été aidées par aucune autre organisation. Lorsque la crise anglophone s’est intensifiée, Esther a intégré la consolidation de la paix dans son approche, en mobilisant et en responsabilisant les femmes et la jeunesse pour qu’elles contribuent à mettre fin au conflit. Son impact est considérable, allant de la coordination de la première action civile dénonçant la violence, à la facilitation de la participation des femmes aux dialogues locaux et nationaux pour la paix, en passant par l’ouverture d’Esther’s Brave Space, une maison de la paix qui offre un hébergement temporaire et des conseils aux survivantes de la violence fondée sur le genre. Elle a rassemblé des milliers de femmes dans le cadre de manifestations et de conventions pacifiques pour exiger collectivement la fin de la violence.  

Malgré le grand danger qu’elle court, Esther continue à défendre le pluralisme en améliorant la vie des femmes et des enfants, en renforçant les communautés et en unissant un large éventail de voix en faveur de la paix et de la cohésion sociale au Cameroun.