Touché

L’histoire de Touché

Dans un grand gymnase lumineux de Gand, en Belgique, des personnes de tous âges et de toutes capacités participent à un cours de boxe. D’autres se joignent à l’action en ligne. Cette séance est animée par Ismail Abdoul, champion de boxe et membre de l’entreprise sociale belge Touché. Il aide les participants à améliorer leur technique et les encourage lorsqu’ils font des jabs et des crochets, qu’ils pratiquent leur jeu de jambes ou qu’ils utilisent le sac de frappe. Lui et ses collègues encouragent les participants à persévérer dans les moments difficiles. Il les invite à réfléchir à leurs difficultés et à les aborder sous un angle différent. À la fin de la séance, les participants sont en sueur et souriants, car ils ont noué des liens avec leurs amis et se sont libérés des tensions accumulées au fil de la journée. Comme l’explique Ismail, ces participants apprennent à se battre pour moins se battre. Les cours de boxe font partie des nombreuses initiatives développées par Touché pour combler le fossé entre différents groupes et apprendre aux gens à réorienter leur agressivité et leur colère de manière positive.  

Touché apporte un soutien psychologique et rééducatif aux personnes qui ont traversé, ou qui traversent encore, une période difficile de leur vie (par exemple, une rupture amoureuse, une incarcération, une crise professionnelle) en mettant l’accent sur la réorientation de l’agressivité vers des objectifs positifs et sur l’acquisition d’outils permettant de gérer efficacement les conflits. Parallèlement, l’organisation s’efforce de modifier les perceptions de la société en soulignant que la colère et l’agressivité sont universelles.  

Au lieu d’apporter des solutions constructives et cohérentes à la colère et à ses causes, la société la réprime et en confie la gestion au système de justice pénale, l’emprisonnement étant le symbole de ce cycle progressif. Cela renforce l’exclusion, diminue les compétences cognitives et émotionnelles et perturbe le réseau social ainsi que le filet de sécurité des individus pris dans ce système. 

Touché a commencé à proposer des thérapies axées sur les solutions en 2007. Aujourd’hui, l’organisation propose un large éventail de programmes, allant des conseils et de la formation à des séances de boxe ou de calme, animés par une équipe diversifiée dont font partie d’anciens détenus. En mettant l’accent sur la dimension humaine d’un individu plutôt que sur ses antécédents, son diagnostic ou son « problème », Touché favorise les relations interpersonnelles fondées sur le respect et les intérêts communs. 

Le travail de Touché a un profond impact sur les vies individuelles, sur le grand public et, de plus en plus, sur la législation en Belgique. En créant des possibilités pour les membres des populations traditionnellement exclues de contribuer de manière significative par leurs compétences et leurs perspectives uniques, Touché construit un modèle puissant pour une société pacifique et inclusive qui est prête à répondre de manière positive à la colère et à ses causes. 

L’Institut d’éducation civique Politize!

L’histoire de Politize!

Un groupe diversifié de jeunes se réunit dans une université au Brésil pour discuter des défis auxquels sont confrontées leurs communautés. Ils parlent de leurs plus récentes préoccupations : l’insuffisance des transports publics et l’augmentation du trafic. Les perspectives sont multiples, mais, dans le cadre d’un dialogue sain fondé sur l’empathie et la coopération, les participants parviennent à s’entendre sur plusieurs solutions. Ils concluent l’atelier en élaborant une proposition de politique publique. Les propositions issues de ces ateliers seront présentées à un congrès local ou à la mairie, et certaines seront intégrées à la législation. Au Brésil, où il est extrêmement difficile de parvenir à un consensus entre différents groupes et où une grande partie de la population diversifiée du pays se sent exclue de la prise de décision, un atelier comme celui-ci est révolutionnaire.  

Il s’agit d’un exemple du programme d’ambassadeurs primé de Politize!, une organisation non partisane de la société civile qui promeut une démocratie participative inclusive et favorise une culture politique démocratique au Brésil. Sa mission est de construire une génération de citoyens conscients et engagés en faveur de la démocratie. Elle met l’éducation politique à la portée de tous, partout. 

Le Brésil connaît une polarisation politique et sociale extrême qui plonge sa démocratie en pleine crise. La dernière décennie a été marquée par des troubles considérables : des millions de personnes ont manifesté contre l’insuffisance des services sociaux et la corruption; les élections se sont appuyées sur une rhétorique polarisante et des campagnes de « fausses nouvelles »; une destitution présidentielle a creusé le fossé entre les partis politiques; la pandémie a exacerbé les divisions; et une insurrection armée antidémocratique a suivi une élection générale. En raison du clivage politique croissant, il est difficile pour de nombreux Brésiliens de dialoguer avec des personnes aux idées différentes des leurs.  

Politize! a été créé en 2015 pour renforcer les valeurs démocratiques, la culture politique et la participation au Brésil. Le programme scolaire de citoyenneté active de Politize! propose des cours sur la démocratie et la citoyenneté aux élèves du secondaire et forme les enseignants du secondaire à la citoyenneté, aux valeurs démocratiques, aux droits de la personne et à la gouvernance. Dans les écoles, 125 508 élèves ont utilisé leur matériel pédagogique, qui est diffusé par 2 605 enseignants formés par l’organisation. Leur portail en ligne, qui a été consulté par 93 millions d’utilisateurs, sensibilise les citoyens à la politique et renforce leur engagement en faveur de la démocratie au sein de leur communauté. Le travail de Politize! a attiré des milliers de bénévoles, de blogueurs, d’enseignants et d’étudiants, ainsi que de nombreux partenariats avec les secrétariats d’État à l’éducation. 

À une période de grande polarisation et de désinformation au Brésil, le travail de Politize! visant à promouvoir l’engagement civique est crucial. En permettant à tous les citoyens brésiliens de s’exprimer, l’organisation construit des communautés plus fortes et favorise un dialogue politique plus sain et plus pluraliste qui bénéficie grandement de la riche diversité de la nation. 

Lea Baroudi

L’histoire de Lea

En 2015, de jeunes Libanais issus des deux camps d’un conflit vieux de plusieurs décennies se sont réunis pour monter une pièce de théâtre. Amour et guerre sur un toit : un conte tripolitain est une comédie inspirée de leur vie dans la ville de Tripoli, dans le nord du pays. Au début, les jeunes arrivaient armés aux répétitions. Ils devaient laisser leurs couteaux et leurs armes à feu dans un sac à ordures déposé à la porte d’entrée. Après des mois de répétitions, ils sont passés du statut d’ennemis à celui d’amis et se sont produits à guichets fermés dans tout le Liban. Lors de la dernière représentation, l’un des acteurs a pris un autoportrait avec les autres membres de la troupe. Derrière eux, un public hétéroclite les ovationne. Au centre se trouve Lea Baroudi. 

Lea Baroudi est médiatrice de paix et cofondatrice et directrice de MARCH, une organisation à but non lucratif qui utilise l’art, la culture et l’entreprise sociale pour favoriser la réconciliation et le dialogue entre des groupes opposés au Liban. 

À Tripoli, le quartier majoritairement sunnite de Bab al-Tabbaneh et le quartier à majorité alaouite de Jabal Mohsen sont séparés par une seule rue. Autrefois symbole de la prospérité de la ville, la rue de Syrie est devenue une ligne de démarcation lors de la guerre civile libanaise (1975-1990) et a servi de ligne de front dans un conflit vieux de plusieurs générations entre ces deux communautés. Entre 2008 et 2014, des violences ont éclaté à plusieurs reprises, faisant des centaines de morts et des milliers de déplacés, et détruisant les infrastructures de la ville. Lorsque la guerre a éclaté dans la Syrie voisine en 2011, les hostilités se sont intensifiées et les quartiers de Tripoli sont devenus le théâtre de batailles par procuration. Les fusillades ont cessé en 2014, mais la crise économique et les profondes divisions sectaires persistent.  

En travaillant avec les jeunes pour la pièce de théâtre, Lea Baroudi a constaté que le conflit sectaire était principalement causé par l’extrême pauvreté et la marginalisation. Les jeunes n’avaient pas d’espaces communautaires ni de moyens de gagner un revenu hormis le combat. En réponse, elle a ouvert un café culturel sur les anciennes lignes de front du conflit. Plus qu’un café, Kahwetna est le premier espace permettant aux membres des deux quartiers de collaborer à des projets créatifs et d’accéder à des possibilités économiques. MARCH a également créé deux entreprises sociales : Kanyamakan Designs, qui enseigne la fabrication de meubles, la broderie et la peinture sur bois, et l’initiative de construction BEDCO, qui fait participer les jeunes à la restauration de maisons et d’entreprises endommagées par le conflit.  

Pour son courage et son engagement à instaurer la confiance entre les communautés en guerre, Lea Baroudi a reçu de nombreuses distinctions, dont le titre de membre honoraire de l’Ordre de l’Empire britannique décerné par Sa Majesté la reine Élisabeth II. Pour Mme Baroudi, cependant, la plus grande récompense est d’assister à des transformations personnelles : voir des porteurs d’armes devenir des acteurs, des artistes et des charpentiers, ou de jeunes décrocheurs scolaires devenir des leaders de la réconciliation.

India Love Project

L’histoire de India Love Project

En quelques centaines de mots, Aamir Fahim raconte une grande histoire d’amour. Il décrit l’époque grisante où il a fait connaissance avec son épouse, Arsheen Kaur, dans une classe à l’université : « Notre amitié est devenue si intéressante que le soleil semblait se coucher plus tôt chaque jour, et chaque nuit paraissait être aussi longue qu’une semaine ». Il décrit les difficultés auxquelles ils ont été confrontés en tant que couple interconfessionnel issu de familles sikhe et musulmane. « Aux yeux du monde, s’aimer était un crime. » Il affirme qu’ils ont passé des mois à convaincre leur famille et leurs amis de se montrer favorables à leur relation. En 2017, ils se sont mariés en vertu de la loi spéciale sur le mariage, un cadre laïque qui permet à des personnes d’origines différentes de se marier. 

L’histoire d’Aamir et d’Arsheen est l’une des centaines d’histoires qui figurent sur le compte Instagram India Love Project. Lancé en 2020 par trois journalistes, India Love Project est une réponse au conservatisme croissant, à la polarisation religieuse et à l’intolérance à l’égard des unions intercastes, interconfessionnelles et LGBTQ+. L’organisation remet en question l’exclusion en partageant des histoires positives d’amour et de mariage en dehors des frontières traditionnelles de la foi, de la caste, de l’appartenance ethnique et du genre. 

Les relations non traditionnelles font souvent l’objet d’une forte opposition en Inde, où plus de 90 % des mariages sont arrangés, seulement 5 % environ sont intercastes et 2 % environ sont interconfessionnels. Les relations entre personnes de même sexe n’ont été dépénalisées qu’en 2018, et le mariage entre partenaires de même sexe reste illégal. Si les mariages intercastes sont en hausse, ils sont encore mal vus. Depuis quelques années, les mariages interconfessionnels sont criminalisés dans plusieurs États par des lois s’opposant à la conversion, qui reposent sur les accusations des nationalistes hindous selon lesquelles les hommes musulmans épousent des femmes hindoues dans le seul but de les convertir. Cette conspiration s’inscrit dans le cadre de la montée de la rhétorique intolérante en Inde.  

India Love Project exploite le pouvoir des médias sociaux pour promouvoir l’acceptation et le dialogue. Ce compte Instagram partage des histoires d’amour réelles pour contrer les récits diabolisant les unions non traditionnelles. L’initiative a reçu une grande vague de soutien. En ligne, et de plus en plus hors ligne, India Love Project crée des espaces sûrs pour que les couples puissent célébrer leur amour et trouver une communauté. Pour les soutenir davantage, l’organisation a commencé à mettre les couples en contact avec des avocats et des conseillers bénévoles, car les couples interconfessionnels se heurtent souvent à des résistances devant les tribunaux locaux.  

Dans un climat d’intolérance croissante et de rhétorique haineuse, India Love Project répond par l’amour. Une histoire à la fois, l’organisation affirme que l’amour prend de nombreuses formes et que toutes les relations amoureuses méritent d’être célébrées. Comme l’écrit Arsheen en réponse au message de son mari, aimer peut être l’acte le plus simple qui soit, mais aussi le plus courageux. « À tous ceux qui s’aiment, écrit-elle, continuez de vous aimer! » 

GIN-SSOGIE

L’histoire de GIN-SSOGIE

Quelque part en Afrique du Sud, des personnes croyantes LGBTQI+ forment deux cercles concentriques dont les participants se font face. L’animateur pose la question suivante : « Quels messages avez-vous reçus des autres sur le fait d’être un garçon ou une fille lorsque vous étiez enfant? ». Lorsque les participants ont parlé de leurs expériences, le cercle intérieur se déplace afin que chacun se retrouve face à une nouvelle personne. L’animateur pose la question suivante : « Quels sont les premiers messages que vous avez reçus concernant votre spiritualité et votre orientation sexuelle? ». Le cercle se déplace à nouveau. « Quels messages avez-vous reçus sur le fait d’être un « bon chrétien »? » Ces participants prennent part à une retraite de cinq jours organisée par le Réseau interconfessionnel mondial pour les personnes de tous les sexes, de toutes les orientations sexuelles et de toutes les identités et expressions de genre (GIN-SSOGIE). Une partie de la retraite est consacrée à l’examen de stratégies visant à transformer les points de vue sur le genre et la sexualité dans les communautés religieuses. Le GIN-SSOGIE aidera ultérieurement les participants à entreprendre avec confiance et compassion un dialogue avec les chefs religieux. Le GIN-SSOGIE contribue à garantir le respect des opinions, des valeurs et des droits des personnes de tous les sexes, de toutes les orientations sexuelles et de toutes les identités et expressions de genre. 

Les personnes LGBTQI+ sont confrontées à une discrimination, une violence, une persécution, une marginalisation et une criminalisation considérables. Dans de nombreux pays, le fait d’être homosexuel (ou transgenre) est illégal et parfois passible de peine de mort. En outre, de graves violations des droits de la personne sont perpétuées au nom de la religion et de la tradition. Dans certains contextes, les autorités religieuses alimentent l’hostilité en s’exprimant contre les personnes LGBTQI+ et en interprétant les doctrines religieuses de manière à les exclure et à promouvoir la violence à l’encontre de l’homosexualité et de la non-conformité au genre. Parmi les récits néfastes, on trouve l’idée qu’il existe un conflit inhérent entre le fait d’être une personne religieuse et le fait d’être LGBTQI+. 

Établi en Afrique du Sud, le GIN-SSOGIE est un réseau de 480 personnes et organisations de 92 pays qui luttent contre la violence et la persécution dont sont victimes les minorités sexuelles et de genre. Les programmes de plaidoyer du GIN-SSOGIE amplifient les voix des personnes LGBTQI+ de multiples confessions en provenance des pays du Sud et de l’Est dans les espaces politiques de haut niveau qui ont été dominés par les perspectives occidentales. En plus de préparer les personnes LGBTQI+ à engager un dialogue avec des autorités religieuses, les programmes du GIN-SSOGIE guident les autorités religieuses dans leur recherche de nouvelles compréhensions des récits religieux et dans la création de communautés confessionnelles plus inclusives. L’organisation développe également des ressources médiatiques, politiques et théologiques pour contrer les récits religieux discriminatoires et promouvoir la solidarité.  

Grâce au GIN-SSOGIE, davantage de personnes LGBTQI+ revendiquent leur foi avec confiance et l’utilisent pour renforcer leur plaidoyer. Le GIN-SSOGIE a démontré que la religion peut être un puissant levier d’inclusion; un lieu pour célébrer tous les êtres humains et pour s’assurer que chacun se sente en sécurité, respecté et libre de développer sa vie spirituelle. 

Build Up

L’histoire de Build Up

Imaginez qu’une organisation de consolidation de la paix en Jordanie veuille comprendre comment la polarisation autour de la religion et de la tradition se manifeste sur les médias sociaux dans son pays. Les normes religieuses et traditionnelles influencent-elles la manière dont les gens s’expriment? Quels sont les termes utilisés et par qui? Pour trouver des réponses, l’organisation se tourne vers Phoenix, un outil d’analyse des médias sociaux en libre accès créé par l’organisation à but non lucratif Build Up. 

Phoenix recueille des données provenant d’une centaine de pages Facebook et de comptes Twitter. Il organise les données, les rend anonymes, les classe et les étiquette de différentes façons. Par exemple, qui est à l’origine de la publication? Un chef religieux? Un influenceur sur les médias sociaux? Une organisation gouvernementale? Phoenix classe ensuite les données dans des graphiques en fonction de l’engagement, du sentiment et du réseau. Cela permet de repérer des tendances. Grâce à Phoenix, l’organisation jordanienne de consolidation de la paix a désormais une meilleure compréhension des conversations sur les médias sociaux concernant la religion et les traditions et, surtout, des possibilités d’intervention.  

Phoenix est l’un des nombreux outils créés par Build Up, un réseau mondial d’innovateurs qui utilisent la technologie au service de la paix. 

La polarisation est l’un des problèmes les plus urgents dans le monde, et l’espace numérique en est un élément clé. Les médias sociaux peuvent alimenter l’animosité entre les groupes politiques. Les algorithmes favorisent les contenus clivants qui attisent les émotions et stimulent l’engagement. Si l’on ajoute à cela la désinformation et le microciblage, c’est-à-dire la personnalisation en fonction des données, on obtient des réalités virtuelles différentes pour chaque individu. Il est donc beaucoup plus difficile pour les différents groupes de trouver un terrain d’entente. 

Build Up se concentre sur les interventions de consolidation de la paix axées sur la lutte contre les discours haineux et la polarisation en exploitant les technologies pour favoriser le dialogue inclusif et la cohésion sociale. Elle s’associe à des organisations du monde entier pour concevoir et mettre en œuvre des solutions technologiques innovantes aux conflits. Le travail de Build Up est vaste, allant de l’aide apportée à une commission électorale dans la région somalienne pour créer un robot WhatsApp afin d’offrir une formation à l’électorat dans les communautés éloignées, au soutien apporté aux organisations locales de consolidation de la paix pour amplifier les voix des jeunes et des groupes ethniques et religieux marginalisés. D’autres exemples incluent des jeux en ligne qui remettent en question les stéréotypes chez les jeunes Syriens, un robot conversationnel qui lutte contre la désinformation en ligne au Myanmar, et des consultations numériques avec des femmes au Yémen pour comprendre les dimensions sexospécifiques de la guerre. 

Si les technologies numériques peuvent constituer une menace pour le pluralisme, Build Up a montré qu’une utilisation innovante de ces mêmes technologies peut créer d’innombrables possibilités en matière de relation, de collaboration et d’inclusion dans le monde entier. 

Deeyah Khan

L’histoire de Deeyah

Dans une petite chambre de motel, la réalisatrice Deeyah Khan est assise devant Jeff Schoep, sa caméra en marche. Il est le chef de la plus grande organisation néonazie d’Amérique. Elle est une femme musulmane qui a été confrontée au racisme et à la misogynie toute sa vie, et pourtant, c’est elle qui a pris l’initiative de cette rencontre. Il a accepté de lui parler, mais seulement une heure. Mme Khan et M. Schoep ont finalement discuté pendant cinq heures. À un moment donné, elle lui montre une photo d’elle, alors qu’elle avait six ans, lors d’un rassemblement anti-extrémiste avec son père en Norvège. « Les personnes qui représentent ce que vous représentez ont fait en sorte qu’une enfant de six ans se sente détestée », dit-elle. « Comment vous sentez-vous face à cela? » Pendant un moment, M. Schoep ne parle pas. Il finit par dire : « Mal à l’aise ». Deux ans plus tard, il quitte le mouvement, attribuant à Mme Khan le mérite d’avoir changé sa vie et sa vision du monde. 

Cette scène, tirée du film réalisé par Mme Khan en 2017, White Right: Meeting the Enemy, est l’une des nombreuses conversations difficiles auxquelles Mme Khan s’est livrée dans sa recherche de solutions à la haine et à l’extrémisme. Depuis plus de dix ans, elle réalise des documentaires qui remettent en question les stéréotypes et favorisent la compréhension au-delà des plus grands clivages idéologiques, religieux et raciaux. Elle a reçu de nombreux prix, dont deux Emmy et un BAFTA. 

Avec la montée de la désinformation et des théories du complot en ligne, de nombreuses sociétés connaissent une polarisation, une fragmentation et une ascension du populisme qui sont renforcées par les chambres d’écho en ligne. Il est essentiel de trouver des moyens de dépasser ces clivages et d’exprimer un désaccord respectueux tout en étant capables de travailler ensemble pour résoudre les problèmes. Lorsque nous échouons à le faire, le pluralisme s’effondre violemment. 

Par le biais de sept documentaires et de Fuuse, une société de production qu’elle a fondée en 2010, Mme Khan s’est penchée sur de nombreuses menaces inquiétantes pour le pluralisme. Elle a facilité des dialogues avec des djihadistes, des membres de milices armées, des terroristes américains, des suprémacistes blancs, des militants contre l’avortement et des auteurs de violence conjugale et même des meurtriers. Outre son immense courage, son approche consiste à écouter avec une curiosité et une empathie inébranlables afin de déceler l’humanité derrière les discours haineux et de trouver un terrain d’entente.  

Dans un contexte d’extrémisme et de radicalisation, Mme Khan propose des solutions innovantes pour vivre ensemble pacifiquement. Ses films ont transformé d’innombrables personnes, qu’il s’agisse d’individus comme Jeff Schoep ou des dizaines de millions de personnes qui ont vu ses films à travers le monde. En s’efforçant d’entendre et de comprendre toutes les voix, y compris celles avec lesquelles elle n’est pas d’accord, Mme Khan démontre le pouvoir de la compassion et d’un dialogue respectueux pour surmonter les préjugés.

REFORM

« Depuis ses débuts, REFORM se consacre à la promotion de la diversité et à l’acceptation des différences comme une ressource précieuse pour la diversité sociale et culturelle, qui à son tour favorise la solidarité entre les différentes composantes de la société palestinienne. Nous luttons activement contre les stéréotypes et la stigmatisation sur tous les fronts. Ce prix témoigne que nous sommes engagés sur la bonne voie et nous espérons qu’il s’agira d’une réussite internationale pour la Palestine. Il nous incite à poursuivre nos courageux efforts contre l’exclusion, l’asymétrie de pouvoir et la marginalisation. Il nous aidera à mieux nous faire entendre pour réclamer le rétablissement de la démocratie en Palestine »

Oday Karsh, directeur général de REFORM

L’histoire de REFORM

Dans un café de la ville palestinienne de Ramallah, de jeunes hommes et femmes sont assis en petits groupes et discutent de passages de L’Alchimiste de Paulo Coelho. Ils sont venus de différentes communautés et de différents milieux de Palestine pour participer à ce café culturel organisé par REFORM : l’Association palestinienne pour l’autonomisation et le développement local. Avec l’aide d’un animateur, ils discutent du lien entre le livre et les questions d’appartenance. Ensuite, ils se lèvent pour participer à un jeu de rôle inspiré du livre, dans lequel chaque personne joue le rôle d’une autre. Ces jeunes vivent dans le camp de réfugiés voisin, dans les zones C (zones de la Cisjordanie contrôlées par Israël), dans la ville de Ramallah ou dans les villages environnants. Les rencontres entre eux sont extrêmement importantes en raison du manque d’espace civique et du contexte tendu en Palestine.  

Les déplacements étant fortement limités en raison de l’occupation israélienne, les processus démocratiques et les espaces civiques font défaut; il existe des clivages politiques, une violence permanente et une incertitude économique. La Palestine est très instable et fragmentée par la stigmatisation et l’exclusion sociale. La jeunesse palestinienne est de plus en plus confrontée à des difficultés qui entravent sa participation aux sphères sociales et politiques. De nombreuses femmes sont également marginalisées dans la vie civique et économique, tandis que les taux de violence fondée sur le genre augmentent.  

Fondée en 2012 par un groupe de jeunes militants, REFORM est une organisation non gouvernementale palestinienne qui s’efforce de donner aux groupes marginalisés et aux communautés difficiles à atteindre les moyens de participer à la vie sociale et d’influer sur la prise de décision. Pour répondre aux besoins complexes de leur société, l’organisation a développé un large éventail d’initiatives, allant de son projet Accès au-delà des frontières, qui renforce la participation sociale et politique des jeunes et des femmes stigmatisés issus des camps de réfugiés, des zones C et des communautés difficiles à atteindre, à son Programme de gouvernance et de politique publique, qui réforme le processus d’élaboration des politiques publiques pour le rendre plus inclusif. D’autres projets renforcent la participation des femmes à la société par le biais de possibilités économiques et d’actions de plaidoyer. REFORM forme également les jeunes et leur fournit les outils nécessaires pour transformer les conflits entre groupes et les partis politiques, en leur donnant les moyens de réagir positivement à la différence. 

REFORM crée des espaces sûrs pour le dialogue et l’établissement de liens entre différentes zones et différents groupes en Palestine, dont les membres des communautés marginalisées et les décideurs. L’organisation vise à renforcer la cohésion et la solidarité entre les différents groupes palestiniens, en particulier ceux qui sont les plus polarisés. En associant de manière unique la sensibilisation, le renforcement des capacités, la formation et le mentorat, elle favorise la participation de tous les membres de cette société diversifiée, ce qui constitue une étape vers la paix durable et le pluralisme qu’elle envisage pour la Palestine.

REDIN

« Ce prix est une occasion de faire connaître les luttes des jeunes du Sud, des jeunes racialisés qui résistent à l’oppression linguistique et culturelle de l’État et de son système judiciaire. Nous nous réinventons et nous nous battons, ensemble, depuis nos territoires »

Eduardo Martinez, directeur général et représentant juridique du Réseau d’interprètes et de promoteurs interculturels A.C.

L’histoire du Réseau d’interprètes et de promoteurs interculturels Association civile

Un groupe de jeunes interprètes pénètre dans une prison de la région rurale d’Oaxaca, au Mexique. Comme partout dans cet État, cette prison est extrêmement diversifiée. De nombreuses personnes derrière les barreaux ne parlent pas l’espagnol; elles parlent une variété de langues autochtones. Ce sera leur première occasion depuis des mois de converser dans leur propre langue. Dans certains cas, le tribunal hispanophone ne leur a jamais communiqué les charges retenues contre elles. Avec l’aide des interprètes, elles peuvent poser des questions sur leurs procédures judiciaires et obtenir les dernières nouvelles concernant leur communauté. Par la suite, les interprètes mettront ces personnes en contact avec des défenseurs publics et veilleront à ce que leurs droits juridiques soient respectés. 

Les interprètes sont membres du Réseau d’interprètes et de promoteurs interculturels Association civile (REDIN), un collectif de jeunes autochtones qui renforce l’accès à la justice pour les peuples autochtones. Le REDIN fournit des services d’interprétation en langue autochtone adaptés à la culture des Oaxaquiens engagés dans des procédures judiciaires au Mexique et aux États-Unis.  

Oaxaca est un lieu de grande diversité linguistique et culturelle, avec 16 groupes autochtones recensés et plus de 177 variantes linguistiques. Les communautés autochtones de la région sont confrontées au racisme structurel et historique. Pour échapper aux faibles possibilités économiques et à la marginalisation, de nombreuses personnes émigrent vers d’autres régions du Mexique et des États-Unis. Cette situation place souvent les groupes autochtones, les jeunes, les femmes et les personnes issues de la diversité des genres dans des situations dangereuses ou en contact avec des systèmes juridiques qui ne comprennent pas leur contexte culturel, économique et politique. Lorsqu’ils sont confrontés au système judiciaire, les services d’interprétation pour les langues autochtones font cruellement défaut.  

En formant de jeunes professionnels au métier d’interprète avec une approche interculturelle des droits de la personne, le REDIN contribue à garantir les droits des Autochtones à chaque étape du processus judiciaire. Depuis 2019, le REDIN a formé plus de 120 jeunes autochtones en tant qu’interprètes et a aidé plus de 800 personnes autochtones dans leurs processus judiciaires. En collaboration avec les institutions judiciaires locales, le REDIN a produit un module de formation des interprètes en langues autochtones dans le domaine des poursuites judiciaires et de l’administration de la justice à Oaxaca.  

Le REDIN propose également des formations sur les droits de la personne et l’engagement civique aux étudiants autochtones et contribue à préserver la diversité culturelle de l’État d’Oaxaca en documentant les traditions orales et en défendant les droits des artisans.  

Les initiatives de ce réseau aident la population diversifiée d’Oaxaca à faire respecter ses droits, à faire entendre sa voix et à valoriser sa culture. La mise en relation avec l’un des interprètes du REDIN peut changer la vie d’un prisonnier. En outre, le REDIN renforce les systèmes judiciaires, les rendant plus inclusifs et plus réceptifs à la diversité de la population mexicaine. 

Esther Omam

« Ce prix est une confirmation de la valeur du concept voulant qu’on ne laisse personne de côté. Que l’humanité, plus que jamais, doit toujours passer en premier. Que notre diversité est notre lien et que, grâce au pluralisme, chacun peut s’exprimer. Ce prix symbolise toutes les raisons pour lesquelles je me bats en tant que femme, artisane de la paix et leader au Cameroun, un pays dans lequel l’acceptation de notre diversité et de notre pluralité peut être une solution à notre situation difficile »

Esther Omam

L’histoire d’Esther

Des artisanes de la paix, des autorités locales, des résidents et des personnes déplacées à l’intérieur (PDI) du pays qui ont fui leur domicile dans le cadre de la crise anglophone au Cameroun s’assoient à des tables disposées en cercle. Dans un village de la région du sud-ouest du Cameroun, l’organisation non gouvernementale d’Esther Omam, Reach Out Cameroon, a réuni ces participants pour relever les différents défis auxquels ils sont confrontés. Ils discutent des tensions entre les résidents des communautés d’accueil et les PDI, des femmes et des filles contraintes à des mariages précoces, et de l’aide apportée aux membres les plus vulnérables de la communauté. Esther écoute attentivement les participants avant de les aider à définir les étapes à suivre pour faire part de leurs préoccupations au chef. Le dialogue dure des heures et s’accompagne d’une distribution de vêtements donnés et d’une visite de la clinique ophtalmologique mobile de Reach Out. Cette initiative est l’une des nombreuses façons dont Esther, artisane de la paix, médiatrice et défenseuse des droits de la personne primée, favorise une culture de la paix au Cameroun. 

La crise anglophone a débuté en 2016 lorsque la minorité anglophone du Cameroun a commencé à se plaindre de la marginalisation dont elle faisait l’objet dans le pays majoritairement francophone. Depuis 2017, le pays a connu une escalade de la violence entre les forces gouvernementales et les groupes armés non étatiques qui réclament la sécession des régions anglophones du nord-ouest et du sud-ouest de la République du Cameroun. La guerre civile a coûté la vie à plus de 6 000 personnes, entraîné le déplacement interne de plus d’un million de personnes et laissé 4,7 millions de personnes dans le besoin d’une aide humanitaire. 

Esther Omam a fondé Reach Out Cameroon en 1996 pour soutenir les populations vulnérables dans les communautés mal desservies pendant l’épidémie de VIH. En réponse à la crise anglophone, elle s’est concentrée sur l’intégration de programmes humanitaires. À ce jour, l’organisation a desservi plus de 1 700 000 personnes dans des centaines de communautés isolées, dont certaines n’ont encore été aidées par aucune autre organisation. Lorsque la crise anglophone s’est intensifiée, Esther a intégré la consolidation de la paix dans son approche, en mobilisant et en responsabilisant les femmes et la jeunesse pour qu’elles contribuent à mettre fin au conflit. Son impact est considérable, allant de la coordination de la première action civile dénonçant la violence, à la facilitation de la participation des femmes aux dialogues locaux et nationaux pour la paix, en passant par l’ouverture d’Esther’s Brave Space, une maison de la paix qui offre un hébergement temporaire et des conseils aux survivantes de la violence fondée sur le genre. Elle a rassemblé des milliers de femmes dans le cadre de manifestations et de conventions pacifiques pour exiger collectivement la fin de la violence.  

Malgré le grand danger qu’elle court, Esther continue à défendre le pluralisme en améliorant la vie des femmes et des enfants, en renforçant les communautés et en unissant un large éventail de voix en faveur de la paix et de la cohésion sociale au Cameroun.